Le tricycle

J’ai trois ans et demi, peut-être quatre tout au plus. Je suis sur mon tricycle jaune. Gosse invincible. Rien ne peut m’arriver. Je suis le gentil de toutes facons, j’ai dû sauver la terre une dizaine de fois dans les dernières heures. Rien ne m’arrête, sauf peut-être Stéphane qui s’amuse à jouer au méchant et contrarie donc systématiquement mes plans. C’est très fatigant alors qu’on pourrait très bien sauver le monde ensemble mais non, nous ne sommes jamais d’accord, alors c’est coup bas contre coup bas! On ne lâche rien, Jamais! Meilleurs ennemis!

Contrairement aux opinions de la plupart des adultes touchés le plus souvent par une grande amnésie collective, la vie d’enfant n’est ni reposante ni drôle! Il y a beaucoup de travail pour empêcher le pire de s’accomplir, en l’occurrence les plans démoniaques de Stéphane le méchant! C’est très important! On ne peut pas laisser faire!

Il y a certes des moments de répit, comme là sur mon tricycle jaune, sur ce petit pont en ciment devant le garage de la maison de mes grands parents. Plus que du répit, c’est de l’ennui même, un ennui à mourir. Je ne sais pas ce que fait Stéphane sur son grand vélo à deux roues et deux roulettes, mais malheureusement pour moi, il ne semble pas très diabolique. Peut-être fait-il souffrir une mouche, bref, rien de très important … Mon intervention n’est pas nécessaire, le monde n’est pas en péril, mon orgueil n’est pas remis en question, tout va bien …

Alors, je regarde autour de moi. Que vais-je bien pouvoir faire dans ce moment de calme? Rester tranquille, regarder les oiseaux? Vous n’y pensez pas, il doit quand même y avoir des choses importantes à faire … Mais on n’a pas vraiment besoin de moi en ce moment, l’oisiveté m’est pesante, je m’ennuie et j’ai envie de faire un truc. C’est une sorte de légère démangeaison interne comme pour combler un vide … Il faut agir … Faire quelque chose, vite! Je ne peux quand même pas faire souffrir la mouche avec Stéphane! Mon status de gentil universel ne s’en remettrait pas, et puis … mon orgueil m’en empêche … Même si ce ne serait pas la première fois que je m’assieds dessus pour un acte passionnant, pas maintenant!

Alors il y a bien cette rivière qui coule sous le petit pont, et ce bord à quelques pas … Mamie – la sainte protectrice – m’a dit de faire bien attention à ne pas tomber dans la rivière. Sa voix est montée dans les aigus pour insister. Mais pourquoi? Et si je tombe, que se passe t’il? Rien de terrible sans doute … Du moins je ne crois pas … Alors je m’approche silencieusement du bord. Je regarde Stéphane, il est toujours très occupé. Je regarde la rivière … Le courant est important … Le danger est réel … Le coeur palpite … J’ai envie de savoir:

Que se passe t’il si je tombe?

Qu’y a t’il en dessous?

Alors je me colle au bord en tricycle. Je place doucement une roue dans le vide, joue à basculer, trouve un premier point d’équilibre. C’est drôle le danger, on se sent soudain très éveillé, les sens en action, la respiration plus rapide … Je ne cherche pas à tomber réellement … Du moins je ne pense pas … Juste à me faire peur … Trouver la limite … Mais j’avance irrésistiblement vers le vide.

Je dépasse le point d’équilibre, me penche en arrière, rétablit superbement la situation … Ouf j’ai eu vraiment peur … Mais soudain le tricycle glisse! Et je tombe  dans cette rivière qui m’engouffre dans les égouts …


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